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Cultura y Poesía & Justiça Social e Democracia Direta

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La Ferme des animaux (chapitre VIIII à X) par George Orwell

Publié par europeunitairedemocratesocialiste.over-blog.com sur 31 Décembre 2010, 19:13pm

Chapitre VIII

Quelques jours plus tard, quand se fut apaisée la terreur causée par les exécutions, certains animaux se rappelèrent – ou du moins crurent se rappeler – ce qu’enjoignait le Sixième Commandement : Nul animal ne tuera un autre animal. Et bien que chacun se gardât d’en rien dire à portée d’oreille des cochons ou des chiens, on trouvait que les exécutions s’accordaient mal avec cet énoncé. Douce demanda à Benjamin de lui lire le Sixième Commandement, et quand Benjamin, comme d’habitude, s’y fût refusé, disant qu’il ne se mêlait pas de ces affaires-là, elle se retourna vers Edmée. Edmée le lui lut. Ça disait : Nul animal, ne tuera un autre animal sans raison valable. Ces trois derniers mots, les animaux, pour une raison ou l’autre, ne se les rappelaient pas, mais ils virent bien que le Sixième Commandement n’avait pas été violé. Il y avait clairement de bonnes raisons de tuer les traîtres qui s’étaient ligués avec Boule de Neige.

Tout le long de cette année-là, ils travaillèrent encore plus dur que l’année précédente. Achever le moulin en temps voulu avec des murs deux fois plus épais qu’auparavant, tout en menant de pair les travaux coutumiers, c’était un labeur écrasant. Certains jours, les animaux avaient l’impression de trimer plus longtemps qu’à l’époque de Jones, sans en être, mieux nourris. Le dimanche matin, Brille-Babil, tenant un long ruban de papier dans sa petite patte, leur lisait des colonnes de chiffres. Il en résultait une augmentation marquée dans chaque catégorie de production : deux cents, trois cents ou cinq cents pour cent suivant les cas. Les animaux ne voyaient pas de raison de ne pas prêter foi à ces statistiques, d’autant moins de raison qu’ils ne se rappelaient plus bien ce qu’il en avait été avant le soulèvement. Malgré tout, il y avait des moments où moins de chiffres et plus à manger leur serait mieux allé.

Tous les ordres leur étaient maintenant transmis par Brille-Babil ou l’un des autres cochons. C’est tout juste si chaque quinzaine Napoléon se montrait en public, mais alors le cérémonial était renforcé. À ses chiens s’ajoutait un jeune coq noir et fiérot, qui précédait le chef, faisait office de trompette, et, avant qu’il ne prît la parole, poussait un cocorico ardent. On disait que Napoléon avait un statut propre jusque dans la maison où il avait ses appartements privés. Servi par deux chiens, il prenait ses repas seul dans le service de porcelaine de Derby frappé d’une couronne, autrefois exposé dans l’argentier du salon. Enfin il fut entendu qu’une salve de carabine serait tirée pour commémorer sa naissance – tout de même que les deux autres jours anniversaires.

Napoléon n’était plus jamais désigné par un seul patronyme. Toujours on se référait à lui en langage de protocole : « Notre chef, le camarade Napoléon ». De plus, les cochons se plaisaient à lui attribuer des titres tels que « Père de tous les Animaux », « Terreur du Genre Humain », « Protecteur de la Bergerie », « Ami des Canetons », ainsi de suite. Dans ses discours. Brille-Babil exaltait la sagesse de Napoléon et sa bonté de cœur, son indicible amour des animaux de tous les pays, même et en particulier celui qu’il portait aux infortunés des autres fermes, encore dans l’ignorance et l’esclavage. C’était devenu l’habitude de rendre honneur à Napoléon de tout accomplissement heureux et hasard propice. Aussi entendait-on fréquemment une poule déclarer à une autre commère poule : « Sous la conduite éclairée du camarade Napoléon, notre chef, en six jours j’ai pondu cinq œufs. » Ou encore c’étaient deux vaches à l’abreuvoir, s’exclamant : « Grâces soient rendues aux lumières du camarade Napoléon, car cette eau a un goût excellent ! Le sentiment général fut bien exprimé dans un poème de Minimus, dit Camarade Napoléon

Tuteur de l’orphelin

Fontaine de bonheur

Calme esprit souverain

Seigneur de la pâtée le feu de ton regard

Se penche créateur

Soleil dans notre ciel, source de réflexion

O Camarade Napoléon !



O grand dispensateur

De tout ce que l’on aime

O divin créateur

Pourvoyeur du petit et maître en tous arts

Oui chaque bête même

Chaque bête te doit foin sec et ventre bon

O Camarade Napoléon



Même un petit cochon

Pas plus qu’enfantelet

Dans sa contemplation

Il lui faudra savoir que sous ton étendard

Chaque bête se tait

Et que son premier cri dira ton horizon

O Camarade Napoléon !

Napoléon donna son approbation au poème qu’il fit inscrire sur le mur de la grange, en face des Sept Commandements. En frontispice son effigie de profil fut peinte par Brille-Babil à la peinture blanche.

Entre-temps, Napoléon était, par le truchement de Whymper, entré en négociations compliquées avec Frederick et Pilkington. Le bois de charpente n’était toujours pas vendu. Frederick, le plus désireux de s’en rendre acquéreur, n’offrait pas un prix raisonnable. Simultanément la rumeur se répandit de nouveau d’une offensive de Frederick et de ses hommes contre la Ferme des Animaux. Il jetterait bas le moulin dont l’édification avait soulevé chez lui une jalousie effrénée On savait que Boule de Neige rôdait toujours à la ferme de Pinchfield. Au cœur de l’été, les animaux en grand émoi apprirent que trois poules avaient spontanément avoué leur, participation à un complot de Boule de Neige en vue d’assassiner Napoléon. Elles furent exécutées sans délai et de nouvelles précautions furent prises pour la sécurité du chef. La nuit quatre chiens montèrent la garde autour de son lit, un à chaque coin, et à un petit goret’ du nom de Œil Rose fut confiée la charge de goûter sa nourriture, de peur d’un empoisonnement.

Vers ce temps-là, il fut annoncé que Napoléon avait pris la décision de vendre le bois à Mr. Pilkington. Il était aussi sur le point de passer accord avec la ferme de Foxwood en vue d’échanges réguliers. Les relations entre Napoléon et Pilkington, quoique uniquement menées par Whymper, en étaient devenues presque cordiales. Les animaux se méfiaient de Pilkington, en tant qu’humain, mais le préféraient franchement à Frederick, qu’à la fois ils redoutaient et haïssaient. L’été s’avançant et la : construction du moulin touchant à sa fin, les bruits se firent de plus en plus insistants d’une attaque perfide, déclenchée d’un moment à l’autre. Frederick, disait-on, se proposait de lancer contre la Ferme des Animaux une vingtaine d’individus armés de fusils. Déjà il avait soudoyé les hommes de loi et la police, de façon qu’une fois en possession des titres de propriété ceux-ci ne soient plus remis en cause. Qui plus est, des histoires épouvantables circulaient sur le traitement cruel infligé à des animaux par ce Frederick : il avait fouetté un vieux cheval jusqu’à ce que mort s’ensuive, laissait ses vaches mourir de faim, avait jeté un de ses chiens dans la chaudière, se divertissait le soir à des combats de coqs (les combattants avaient des éclats de lames de rasoir fixés aux ergots). Au récit d’atrocités pareilles, le sang des animaux ne faisait qu’un tour, et il leur arriva de clamer leur désir d’être autorisés à marcher sur Pinchfield pour en chasser les humains et délivrer les animaux. Mais Brille-Babil leur conseilla d’éviter toute action téméraire et de s’en remettre à la stratégie du camarade Napoléon.

Malgré tout, une âcre animosité contre Frederick persistait- Un dimanche matin, Napoléon se rendit dans la grange pour expliquer qu’il n’avait à aucun moment envisagé de lui vendre le chargement de bois. Il y allait de sa dignité, expliqua-t-il, de ne jamais entretenir de relations avec des gredins pareils. Les pigeons, toujours chargés de répandre à l’extérieur les nouvelles du Soulèvement, reçurent l’interdiction de toucher terre en un point quelconque de Foxwood, et il leur fut ordonné de substituer au mot d’ordre initial, « Mort à l’Humanité ! », celui de « Mort à Frederick ! ». Vers la fin de l’été, une nouvelle machination de Boule de Neige fut démasquée. Les mauvaises herbes avaient envahi les blés, et l’on s’aperçut que, lors d’une de ses incursions nocturnes, Boule de Neige avait semé l’ivraie dans le bon grain. Un jars dans le secret du complot confessa sa faute à Brille-Babil, puis aussitôt se suicida en avalant des baies de belladone. Les animaux apprirent encore qu’à Boule de Neige – au rebours de ce que nombre d’entre eux avaient cru jusque-là – n’avait jamais été conférée la distinction de Héros-Animal, Première Classe. C’était là pure légende propagée par Boule de Neige lui-même à quelque temps de la bataille de l’Étable. Loin qu’il ait été décoré, il avait été blâmé pour sa couardise au combat. Cette nouvelle-là, comme d’autres avant elle, laissa les animaux abasourdis, mais bientôt Brille-Babil sut les convaincre que leur mémoire était en défaut.

À l’automne, au prix d’un effort harassant et qui tenait du prodige (car presque en même temps il avait fallu rentrer la moisson), le moulin à vent fut achevé. Si manquaient les moyens mécaniques de son fonctionnement, dont Whymper négociait l’achat, le corps de l’édifice existait. Au défi de tous les obstacles, malgré le manque d’expérience et les moyens primitifs à leur disposition, et la malchance, et la perfidie de Boule de Neige, l’ouvrage était debout au jour dit. Épuisés mais fiers, les animaux faisaient à n’en plus finir le tour de leur chef-d’œuvre, encore plus beau à leurs yeux que la première fois. De plus, les murs étaient deux fois plus épais, et rien désormais, rien ne pourrait plus anéantir le moulin, qu’une charge d’explosifs. Et repensant à la peine qu’ils avaient prise, aux périodes de découragement surmontées, et à la vie tellement différente qui serait la leur quand les ailes tourneraient et les dynamos fonctionneraient – à la pensée de toutes ces choses, leur lassitude céda et ils se mirent à cabrioler autour de leur œuvre, poussant des cris de triomphe. Napoléon lui-même, accompagné de ses chiens et de son jeune coq, se rendit sur les lieux, en personne félicita les animaux de leur réussite, et fit connaître que le moulin serait nommé Moulin Napoléon

Deux jours plus tard les animaux furent convoqués à la grange en séance extraordinaire. Ils restèrent bouche bée quand Napoléon annonça qu’il avait vendu le chargement de bois à Frederick dès le lendemain, celui-ci se présenterait avec ses camions pour prendre livraison de la marchandise. Ainsi, pendant la période de son amitié prétendue avec Pilkington, Napoléon avait entretenu avec Frederick les relations secrètes qui menaient à cet accord.

Toutes les relations avec Foxwood avaient été rompues et des messages injurieux adressés à Pilkington. Les pigeons avaient pour consigne d’éviter la ferme de Pinchfield et de retourner le mot d’ordre « Mort à Frederick ! » qui devenait « Mort à Pilkington ! »

En même temps, Napoléon assura les animaux que les menaces d’une attaque imminente contre la Ferme des Animaux étaient sans fondement aucun... Quant aux contes sur la cruauté de Frederick envers ses bêtes, c’était très exagéré. De telles fables devaient trouver leur origine dans la malfaisance de Boule de Neige et de ses agents. Et pour Boule de Neige lui-même : il y avait maintenant tout lieu de croire qu’il ne s’était pas réfugié à la ferme de Pinchfield ; en vérité, il n’y était jamais allé. Depuis des années il vivait à Foxwood, dans l’opulence, disait-on à la solde de Pilkington.

Les cochons sont béants d’admiration devant tant de fine astuce chez Napoléon. Feignant d’être l’ami de Pilkington, il avait contraint Frederick à renchérir de douze livres sur son offre initiale. Et ce qui faisait de Napoléon un cerveau d’exception, c’était, dit Brille-Babil, qu’il ne faisait confiance à personne, pas même à Frederick. Celui-ci avait voulu payer le bois au moyen d’un chèque – soit pas plus, à ce qu’il semblait, qu’une promesse d’argent écrite sur un bout de papier. Or Napoléon, des deux, était le plus malin. Il avait exigé un versement en billets de cinq livres, à lui remettre avant l’enlèvement de la marchandise ; Frederick avait déjà payé, et le montant de la somme se trouvait suffire à l’achat de la machinerie du moulin.

Frederick avait promptement pris livraison du bois, et, l’opération achevée, une autre réunion fut tenue dans la grange où les animaux purent examiner de près les billets de banque. Portant ses deux décorations, Napoléon, sur l’estrade, reposait sur un lit de paille, souriant aux anges, l’argent à côté de lui, soigneusement empilé sur un plat de porcelaine de Chine provenant de la cuisine. Les animaux défilèrent avec lenteur, n’en croyant pas leurs yeux. Et Malabar, du museau, renifla les billets, et sous son souffle on les vit bruire et frémir.

Trois jours plus tard, ce fut un hourvari sans nom. Whymper, les traits livides, remonta le sentier sur sa bicyclette, s’en débarrassa précipitamment dans la cour, puis courut droit à la maison. L’instant d’après, on perçut, venus des appartements de Napoléon, des cris de rage mal étouffés. La nouvelle de ce qui s’était passé se répandit comme une traînée de poudre : les billets de banque étaient faux ! Frederick avait acquis le bois sans bourse délier !

Napoléon rassembla les animaux sur-le-champ, et d’une voix terrible prononça la condamnation à mort. Une fois Frederick entre nos pattes, dit-il, nous le ferons bouillir à petit feu. Et du même coup il les avertit qu’après cet acte de trahison le pire était à redouter. À tout instant, Frederick et ses gens pourraient bien lancer l’attaque si longtemps attendue. Des sentinelles furent disposées sur toutes les voies d’accès à la ferme. Quatre pigeons furent dépêchés vers Foxwood, porteurs d’un message de conciliation, car on espérait rétablir des relations de bon voisinage.

L’attaque eut lieu dès le lendemain matin. Les animaux prenaient leur premier repas quand les guetteurs firent irruption, annonçant que Frederick et ses partisans avaient déjà franchi la clôture aux cinq barreaux. Crânement, les animaux se portèrent à leur rencontre, mais cette fois la victoire ne fut pas aussi facile qu’à la bataille de l’Étable. Les hommes, une quinzaine, étaient armés de six fusils, et quand les animaux furent à cinquante mètres, ils ouvrirent le feu. Les défenseurs, ne pouvant faire face aux explosions épouvantables et aux cuisantes brûlures des plombs, reculèrent, malgré les efforts de Napoléon et de Malabar pour les rameuter. Un certain nombre d’entre eux, étaient blessés déjà. Alors les animaux se replièrent sur les dépendances de la ferme, épiant l’ennemi par les fentes et fissures des portes. Tout le grand herbage, moulin compris, était tombé aux mains des assaillants. À ce moment, même Napoléon avait l’air désemparé. Sans un mot il faisait les cent pas, nerveux, la queue raidie. Il avait, pour la ferme de Foxwood, des regards nostalgiques. Ah, si Pilkington et les siens venaient leur prêter main-forte, ils pourraient encore l’emporter ! Or à cet instant les quatre pigeons envoyés en mission la veille revinrent, l’un d’eux avec un billet griffonné au crayon par Pilkington et disant : « Ça vous apprendra ! »

Cependant Frederick et ses gens avaient fait halte auprès du moulin. Un murmure de consternation parcourut les animaux qui les regardaient faire. Car deux hommes avaient brandi une masse et une barre servant de levier. Ils s’apprêtaient à faire sauter le moulin.

« Ils n’ont aucune chance ! s’écria Napoléon. Nos murs sont bien trop épais. En une semaine ils n’y parviendraient pas. Courage, camarades ! »

Mais Benjamin regardait faire les deux, hommes avec une attention soutenue. Avec la masse et la barre ils perçaient un trou à la base du moulin. Lentement, comme si la scène l’eût amusé, Benjamin hocha de son long museau :

« Je m’en doutais, dit-il. Vous ne voyez pas ce qu’ils font ? Encore un instant et ils vont enfoncer leur explosif dans l’ouverture. »

Les animaux attendaient, terrifiés. Et comment auraient-ils pu s’aventurer à découvert ? Mais bientôt on vit les hommes s’égailler de tous côtés. Puis un grondement assourdissant. Les pigeons, là-haut, tourbillonnaient.

Tous les autres animaux, Napoléon excepté, se tenaient à terre, la tête cachée. Quand ils se relevèrent, un énorme nuage de fumée noire planait sur le lieu où le moulin s’était, élevé. Lentement la brise dissipa la nuée. Le moulin avait cessé d’être.

Voyant cela, les animaux reprennent, courage. La peur et le désespoir éprouvés quelques instants plus tôt, cèdent devant leur rage contre tant de vilenie. Une immense clameur de vengeance s’élève, et sans attendre les ordres ils se jettent en masse droit sur l’ennemi. Et c’est comme si leur sont de rien, les plombs qui, drus comme grêle, s’abattent alentour.

C’est une lutte âpre et sauvage, les hommes lâchant salve sur salve, puis, quand les animaux les serrent de près, les harcelant de leurs gourdins et de leurs lourdes bottes. Une vache, trois moutons et deux oies périssent, et presque tous sont blessés. Napoléon lui-même, qui de l’arrière dirige les opérations, voit sa queue lacérée par un plomb. Mais les hommes non plus ne s’en tirent pas indemnes. À coups de sabot, Malabar fracasse trois têtes. Un autre assaillant est éventré par une vache, un autre encore a le pantalon mis à mal par les chiennes Constance et Fleur. Et quand Napoléon lâche les neuf molosses de sa garde, leur ayant enjoint de tourner l’ennemi sous couvert de la haie, les hommes, les apercevant sur leur flanc, et entendant leurs aboiements féroces, sont pris de panique. Ils se voient en danger d’être encerclés. Frederick crie à ses hommes de détaler pendant qu’il en est temps, et dans l’instant voilà les lâches qui prennent le large. C’est un sauve-qui-peut, un sauve-ta-peau.

Alors les animaux prennent les hommes en chasse. Ils les traquent jusqu’au bas du champ. Et là, les voyant se faufiler à travers la haie, ils les obligent d’encore quelques ruades.

Vainqueurs, mais à bout de forces et couverts de sang, c’est clopin-clopant qu’ils regagnèrent la ferme. Voyant l’herbe jonchée de leurs camarades morts, certains d’entre eux pleuraient. Quelques instants, ils se recueillirent, affligés, devant le lieu où s’était élevé le moulin. Oh, il n’y avait plus de moulin, et les derniers vestiges de leur ouvrage étaient presque effacés. Même les fondations étaient en partie détruites. Et pour le reconstruire, cette fois ils ne pourraient plus se servir des pierres fracassées au sol, car elles aussi avaient disparu. La violence de la déflagration les avait projetées à des centaines de mètres. Et c’était comme si le moulin n’avait jamais été.

Comme ils approchaient de la ferme, Brille-Babil, qu’inexplicablement on n’avait pas vu au combat, vint au-devant d’eux, sautillant et trémoussant de la queue, l’air ravi. Et les animaux perçurent, venu des dépendances, retentissant et solennel, un coup de feu.

« Qu’est-ce que c’est, ce coup de fusil ? dit Malabar.

– C’est pour célébrer la victoire ! s’exclama Brille-Babil.

– Quelle victoire ? demanda Malabar. Ses genoux étaient en sang, il avait perdu un fer et écorché son sabot. Une dizaine de plombs s’étaient logés dans sa jambe de derrière.

– Quelle victoire, camarade ? reprit Brille-Babil. N’avons-nous pas chassé l’ennemi de notre sol – le sol sacré de la Ferme des Animaux ?

– Mais ils ont détruit le moulin. Et deux ans nous y avions travaillé.

– Et alors ? Nous en bâtirons un autre, et nous en bâtirons six si cela nous chaut. Camarade, tu n’estimes pas nos prouesses à leur aune. L’ennemi foulait aux pieds notre soi-même, et voici que – grâces en soient rendues â au camarade Napoléon, à, ses qualités de chef – nous en avons reconquis jusqu’au dernier pouce.

– Alors nous avons repris ce que nous avions déjà, dit Malabar.

– C’est bien là notre victoire », repartit Brille-Babil.

Ils entrèrent tout clopinant dans la cour. La patte de Malabar lui cuisait douloureusement, là où les plombs s’étaient fichés sous la peau. Il entrevoyait, quel lourd labeur exigerait la reconstruction du moulin à partir des fondations. Et déjà, à la pensée de cette tâche, en esprit, il se revigorait. Mais pour la première fois il lui vint qu’il avait maintenant onze ans d’âge, et que peut-être ses muscles n’avaient pas la même force que dans le temps.

Lorsque les animaux virent flotter le drapeau vert, et entendirent qu’on tirait le fusil de nouveau – sept fois en tout –, et quand enfin Napoléon les félicita de leur courage, alors il leur sembla qu’ils avaient, après tout, remporté une grande victoire. Aux bêtes massacrées au combat on fit des funérailles solennelles. Malabar et Douce s’attelèrent au chariot qui tint lieu de corbillard, et Napoléon en personne conduisit le cortège. Et deux grands jours furent consacrés aux célébrations. Ce furent chants et discours, et encore d’autres salves de fusil, et par faveur spéciale chaque animal reçut une pomme. En outre, les volatiles eurent droit à deux onces de blé, et les chiens à trois biscuits. Il fut proclamé que la bataille porterait le nom de bataille du Moulin à Vent, et l’on apprit que Napoléon avait, pour la circonstance, créé une décoration nouvelle, l’Ordre de la Bannière Verte, qu’il s’était conférée à lui-même. Et au cœur de ces réjouissances fut oubliée la regrettable affaire des billets de banque.

A quelques jours de là, les cochons tombèrent par hasard sur une caisse de whisky oubliée dans les caves. Personne n’y avait prêté attention en prenant possession des locaux ; cette même nuit, on entendit, venues de la maison, des chansons braillées à tue-tête et auxquelles se mêlaient, à la surprise générale, les accents de Bêtes d’Angleterre. Sur les neuf heures et demie, on reconnut distinctement Napoléon, le chef coiffé d’un vieux melon ayant appartenu à Jones, qui surgissait par la porte de l’office, galopait à travers la cour, puis s’engouffrait de nouveau à l’intérieur. Le lendemain, un lourd silence pesa sur la Ferme des : Animaux, et pas un cochon qui donnât signe de vie. On allait sur les neuf heures quand Brille-Babil fit son apparition, l’air incertain et l’allure déjetée, l’œil terne, la queue pendante et flasque, enfin faisant pitié. Il doit être gravement malade, se disait-on. Mais bientôt il rassembla les animaux pour leur faire part d’une nouvelle épouvantable. Le camarade Napoléon se mourait !

Ce ne furent que lamentations. On couvrit de paille le seuil des portes et les animaux allaient sur la pointe des pattes. Les larmes aux yeux, ils se demandaient les uns les autres ce qu’ils allaient faire si le chef leur était enlevé. Une rumeur se répandit : Boule de Neige avait réussi à glisser du poison dans sa nourriture. À onze heures Brille-Babil revint avec d’autres nouvelles. Napoléon avait arrêté son ultime décision ici-bas, punissant de mort tout un chacun pris à ingurgiter de l’alcool.

Dans la soirée, il apparut que Napoléon avait repris du poil de la bête, et le lendemain matin Brille-Babil rapporta qu’il était hors de danger. Au soir de ce jour-là il se remit au travail, et le jour suivant, on apprit qu’il avait donné instruction à Whymper de se procurer à Willingdon des opuscules expliquant comment se distille et fabrique la bière. Une semaine plus tard il ordonnait de labourer le petit enclos attenant au verger primitivement réservé aux animaux devenus inaptes au travail. On en donna pour raison le mauvais état du pâturage et le besoin de l’ensemencer à neuf. Mais, on le sut bientôt, c’était de l’orge que Napoléon désirait y planter.

Vers ce temps-là, survint un incident bizarre dont le sens échappa à presque tout le monde – un fracas affreux dans la cour vers les minuit. Les animaux se ruèrent dehors où c’était le clair de lune. Au pied du mur de la grange, là où étaient inscrits les Septs Commandements, ils virent une échelle brisée en deux, et à côté Brille-Babil étendu sur le ventre, paraissant avoir perdu connaissance. Autour de lui s’étaient éparpillés une lanterne, une brosse et un pot renversé de peinture blanche. Tout aussitôt les chiens firent cercle autour de la victime et, dès qu’elle fut à même de marcher, sous escorte la ramenèrent au logis. Aucun des autres animaux n’avait la moindre idée de ce que cela pouvait vouloir dire, sauf le vieux Benjamin qui d’un air entendu hochait le museau, quoique décidé à se taire.

Quelques jours plus tard, la chèvre Edmée, en train de déchiffrer les Sept Commandements, s’aperçut qu’il en était encore un autre que les animaux avaient compris de travers. Ils avaient toujours cru que le Cinquième Commandement énonçait : Aucun animal ne boira d’alcool. Or deux mots leur avaient échappé. De fait, le commandement disait : Aucun animal ne boira d’alcool à l’excès.





Chapitre IX

Le sabot fendu de Malabar fut long à guérir. La reconstruction du moulin avait commencé dès la fin des fêtes de la victoire. Malabar refusa de prendre un seul jour de repos, et il se faisait un point d’honneur de ne pas montrer qu’il souffrait. Le soir, il avouait à Douce, en confidence, que son sabot lui faisait mal, et Douce lui posait des cataplasmes de plantes qu’elle préparait en les mâchonnant. Benjamin se joignait à elle pour l’exhorter à prendre moins de peine. Elle lui disait. « Les bronches d’un cheval ne sont pas éternelles. » Mais Malabar ne voulait rien entendre. Il n’avait plus, disait-il, qu’une seule vraie ambition voir la construction du moulin bien avancée avant qu’il n’atteigne l’âge de la retraite.

Dans les premiers temps, quand avaient été énoncées les lois de la Ferme des Animaux, l’âge de la retraite avait été arrêté à douze ans pour les chevaux et les cochons, quatorze pour les vaches, sept pour les moutons, cinq pour les poules et les oies. On s’était mis d’accord sur une estimation libérale du montant des pensions. Pourtant aucun animal n’avait encore bénéficié de ces avantages, mais maintenant le sujet était de plus en plus souvent débattu. Depuis que le clos attenant au verger avait été réservé à la culture de l’orge, le bruit courait qu’une parcelle du grand herbage serait clôturée et convertie en pâturage pour les animaux à la retraite. Pour un cheval on évaluait la pension à cinq livres de grain et, en hiver quinze livres de foin, plus, aux jours fériés, une carotte, ou une pomme peut-être. Le douzième anniversaire de Malabar tombait l’été de l’année suivante.

Mais en attendant, la vie était dure. L’hiver fut aussi rigoureux que le précédent, et les portions encore plus réduites – sauf pour les cochons et les chiens. Une trop stricte égalité des rations, expliquait Brille-Babil, eut été contraire aux principes de l’Animalisme. De toute façon, il n’avait pas de mal à prouver aux autres animaux que, en dépit des apparences il n’y avait pas pénurie de fourrage. Pour le moment, il était apparu nécessaire de procéder à un réajustement des rations (Brille-Babil parlait toujours d’un réajustement, jamais d’une réduction), mais l’amélioration était manifeste à qui se rappelait le temps de Jones

D’une voix pointue et d’un débit rapide, Brille-Babil accumulait les chiffres, lesquels prouvaient par le détail : une consommation accrue en avoine, foin et navets ; une réduction du temps de travail ; un progrès en longévité ; une mortalité infantile en régression. En outre, l’eau était plus pure, la paille plus douce au sommeil, on était moins dévoré par les puces. Et tous l’en croyaient sur parole. À la vérité, Jones avec tout ce qu’il avait représenté ne leur rappelait plus grand-chose. Ils savaient bien la rudesse de leur vie à présent, et que souvent ils avaient faim et souvent froid, et qu’en dehors des heures de sommeil, le plus souvent ils étaient à trimer. Mais sans doute ç’avait été pire dans les anciens temps, ils étaient contents de le croire. En outre, ils étaient esclaves alors, mais maintenant ils étaient libres, ce qui changeait tout, ainsi que Brille-Babil ne manquait jamais de le souligner.

Il y avait bien plus de bouches à nourrir désormais. À l’automne les quatre truies avaient mis bas presque en même temps, d’où, à elles toutes, trente et un nouveau-nés. Comme c’étaient des porcelets pie et que Napoléon était le mâle en chef, on pouvait sans trop de peine établir leur parenté. Il fut annoncé que plus tard, une fois briques et bois de charpente à pied d’œuvre, on construirait une école dans le potager Pour le moment, Napoléon avait pris sur lui-même d’enseigner les jeunes gorets dans la cuisine, et ils s’amusaient et prenaient de l’exercice dans le jardin attenant à la maison On les détournait de se mêler aux jeux des autres animaux. Vers ce temps-là fut posé en principe que tout animal trouvant un cochon sur son chemin aurait à lui céder le pas. De plus, tous les cochons, quelque fût leur rang, jouiraient du privilège d’être vus, le dimanche, un ruban vert à la queue.

L’année à la ferme avait été assez bonne, mais on était encore à court d’argent. Il fallait se procurer les briques, le sable et la chaux pour l’école, et pour acquérir la machinerie du moulin, on devrait de nouveau économiser. Et il y avait l’huile des lampes et les bougies pour la maison, le sucre pour la table de Napoléon (qu’il avait interdit aux autres cochons, disant que ça engraisse), et en outre les réapprovisionnements ordinaires : outils, clous, ficelle, charbon, fil de fer, ferraille et biscuits – de chiens. On vendit une part de la récolte de pommes de terre et un peu de foin, et pour les œufs le contrat de vente fut porté à six cents par semaine. De la sorte, c’est à peine si les poules couvèrent assez de petits pour maintenir au complet leur effectif. Une première fois réduites en décembre, les rations le furent encore en février, et, pour épargner l’huile, l’usage des lanternes à l’étable et à l’écurie fut prohibé. Mais les cochons avaient encore la vie belle, apparemment, prenant même de l’embonpoint. Un après-midi de fin février, un riche et appétissant relent, tel que jamais les animaux n’en avaient humé le pareil, flotta dans la cour. Il filtrait de la petite brasserie située derrière la cuisine, que Jones avait laissée à l’abandon. Quelqu’un avança l’opinion qu’on faisait bouillir de l’orge. Les animaux reniflaient l’air avidement, et ils se demandaient si, peut-être, ils auraient un brouet chaud pour leur souper. Mais il n’y eut pas de brouet chaud, et le dimanche suivant, on fit connaître que dorénavant, tout l’orge serait réservé aux cochons. Le champ derrière le verger en avait été semé déjà, et la nouvelle transpira bientôt : tout cochon toucherait sa ration quotidienne de bière, une pinte pour le commun d’entre eux, et pour Napoléon dix, servies dans la soupière de porcelaine de Derby, marquée d’une couronne.

S’il fallait souffrir bien des épreuves, on en était en partie dédommagé car on vivait bien plus dignement qu’autrefois. Et il y avait plus de chants, plus de discours, plus de défilés. Napoléon avait ordonné une Manifestation Spontanée hebdomadaire, avec pour objet de célébrer les luttes et triomphes de la Ferme des Animaux. À l’heure convenue, tous quittaient le travail, et marchaient au pas cadencé, autour du domaine, une-deux, une-deux, et en formation militaire. Les cochons allaient devant, puis c’étaient, dans l’ordre, les chevaux, les vaches, les moutons, enfin la menue volaille. Les chiens se tenaient en serre-file. Tout en tête du cortège avançait le petit coq noir. A eux deux Malabar et Douce portaient haut une bannière verte frappée de la corne et du sabot, avec cette inscription : « Vive le camarade Napoléon ! » Après quoi étaient récités des poèmes en l’honneur de Napoléon, puis Brille-Babil prononçait un discours nourri des dernières nouvelles faisant état d’une production accrue en biens de consommation, et, de temps en temps, on tirait un coup de fusil. À ces Manifestations Spontanées, les moutons prenaient part avec une ferveur inégalée. Quelque animal venait-il à se plaindre (comme il arrivait à des audacieux, loin des cochons et des chiens) que tout cela était perte de temps et qu’ils faisaient le pied de grue dans le froid, les moutons chaque fois leur imposaient silence, de leurs bêlements formidables entonnant le mot d’ordre : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! Mais, à tout prendre, les animaux trouvaient plaisir à ces célébrations. Ils étaient confortés dans l’idée d’être leurs propres maîtres, après tout, et ainsi d’œuvrer à leur propre bien. Ainsi, grâce aux chants et défilés, et aux chiffres et sommes de Brille-Babil, et au fusil qui tonne et aux cocoricos du coquelet et au drapeau au vent, ils pouvaient oublier, un temps, qu’ils avaient le ventre creux.

En avril, la Ferme des Animaux fut proclamée République et l’on dut élire un président. Il n’y eut qu’un candidat, Napoléon, qui fut unanimement plébiscité. Ce même jour, on apprit que la collusion de Boule de Neige avec Jones était étayée sur des preuves nouvelles. Lors de la bataille de l’Étable, Boule de Neige ne s’en était pas tenu, comme les animaux l’avaient cru d’abord, à tenter de les conduire à leur perte au moyen d’un stratagème. Non. Boule de Neige avait ouvertement combattu dans les rangs de Jones. De fait, c’était lui qui avait pris la tête des forces humaines, et il était monté à l’assaut au cri de « Vive l’Humanité ! ». Et ces blessures à l’échine que quelques animaux se rappelaient lui avoir vues, elles lui avaient été infligées des dents de Napoléon.

Au cœur de l’été, le corbeau Moïse refit soudain apparition après des années d’absence. Et c’était toujours le même oiseau : n’en fichant pas une rame, et chantant les louanges de la Montagne de Sucrecandi, tout comme aux temps du bon temps. Il se perchait sur une souche, et battait des ailes, qu’il avait noires, et des heures durant, il palabrait à la cantonade. « Là-haut, camarades, affirmait-il d’un ton solennel, en pointant vers le ciel son bec imposant, de l’autre côté du nuage sombre, là se trouve la Montagne de Sucrecandi, c’est l’heureuse contrée où, pauvres animaux que nous sommes, nous nous reposerons à jamais de nos peines. » Il allait jusqu’à prétendre s’y être posé un jour qu’il avait volé très, très haut. Et là il avait vu, à l’en croire, un gâteau tout rond fait de bonnes graines (comme les animaux n’en mangent pas beaucoup en ce bas monde), et des morceaux de sucre qui poussent à même les haies, et jusqu’aux champs de trèfle éternel. Bien des animaux l’en croyaient. Nos vies présentes, se disaient-ils, sont vouées à la peine et à la faim. Qu’un monde meilleur doit exister quelque part, cela n’est-il pas équitable et juste ? Mais ce qu’il n’était pas facile d’expliquer, c’était l’attitude des cochons à l’égard de Moïse. Ils étaient unanimes à proclamer leur mépris pour la Montagne de Sucrecandi et toutes fables de cette farine, et pourtant ils le laissaient fainéanter à la ferme, et même lui allouaient un bock de bière quotidien.

Son sabot guéri, Malabar travailla plus dur que jamais. À la vérité, cette année-là, tous les animaux peinèrent comme des esclaves. Outre le contraignant train-train de la ferme, il y avait la construction du nouveau moulin et celle de l’école des jeunes gorets, commencée en mars. Quelquefois leur long labeur, avec cette nourriture insuffisante, les épuisait, mais Malabar, lui, ne faiblissait jamais. Il n’avait plus ses forces d’autrefois, mais rien dans ses faits et gestes ne le trahissait. Seule son apparence avait un peu changé. Sa robe était moins luisante, ses reins semblaient se creuser. « Malabar va se requinquer avec l’herbe du printemps », disaient les autres, mais ce fut le printemps et Malabar ne reprit pas de poids. Parfois, sur la pente qui conduit en haut de la carrière, à le voir bander ses muscles sous le faix d’un énorme bloc de pierre, on aurait dit que rien ne le retenait debout que la volonté. À ces moments-là, on lisait sur ses lèvres sa devise : « Je travaillerai plus dur », mais la voix lui manquait. Une fois encore, Douce et Benjamin lui dirent de faire attention à sa santé, mais lui n’en faisait toujours qu’à sa tête. Son douzième anniversaire était proche. Eh bien, advienne que pourra, pourvu qu’avant de prendre sa retraite, il ait rassemblé un tas de pierres bien conséquent.

Tard un soir d’été, tout d’un coup, une rumeur fit le tour de la ferme : quelque chose était arrivé à Malabar. Il était allé tout seul pour traîner jusqu’au moulin, encore une charretée de pierres. Et, bel et bien, la rumeur disait vrai. Quelques minutes ne s’étaient pas écoulées que des pigeons se précipitaient avec la nouvelle : « Malabar est tombé ! Il est couché sur le flanc et ne peut plus se relever ! »

Près de la moitié des animaux coururent au mamelon où se dressait le moulin. Malabar gisait là, étendu entre les brancards de la charrette, les flancs gluants de sueur, tirant sur l’encolure et le regard vitreux, incapable même de redresser la tête. Un mince filet de sang lui était venu à la bouche. Douce se mit à genoux à côté de lui.

« Malabar, s’écria-t-elle, comment te sens-tu ?

– C’est les bronches, balbutia Malabar. Ça ne fait rien. Je crois que vous serez en mesure de finir le moulin sans moi. Il y a un tas de pierres bien conséquent. Je n’avais plus qu’un mois de travail devant moi, de toute façon. Et pour tout te dire, j’avais hâte de prendre ma retraite. Et comme Benjamin se fait vieux, peut-être que lui aussi, ils le laisseront prendre sa retraite pour me tenir compagnie.

– Il faut qu’on t’aide tout de suite, dit Douce. Vite, que quelqu’un prévienne Brille-Babil. »

Sans plus attendre, les animaux regagnèrent la ferme au grand galop pour porter la nouvelle à Brille-Babil. Douce resta seule sur place avec Benjamin qui, sans un mot, s’étendit à côté de Malabar, et de sa longue queue se mit à chasser les mouches qui l’embêtaient Un quart d’heure plus tard à peu près, Brille-Babil se présenta, plein de sollicitude. Il déclara que le camarade Napoléon avait appris avec la plus profonde affliction le malheur survenu à l’un des plus fidèles serviteurs de la ferme, et que déjà il prenait ses dispositions pour le faire soigner à l’hôpital de Willingdon. À ces mots, les animaux ne se sentirent pas trop rassurés. À part Lubie et Boule de Neige, jusque-là, aucun animal n’avait quitté la ferme, et l’idée de remettre leur camarade malade entre les mains des hommes ne leur disait rien du tout. Néanmoins, Brille-Babil les rassura vite : le vétérinaire de Willingdon s’occuperait de Malabar bien mieux qu’on ne l’aurait pu à la ferme. Et à peu près une demi-heure plus tard, une fois Malabar plus ou moins remis et debout tant bien que mal, on le ramena clopin-clopant à l’écurie où Douce et Benjamin lui avaient préparé un bon lit de paille. Les deux jours suivants Malabar ne quitta pas son box. Les cochons lui avaient fait remettre une grande fiole de remèdes, rose bonbon, découverte dans une armoire de la salle de bains. Douce lui administrait cette médecine deux fois par jour après les repas. Le soir elle se couchait à côté de lui et, pendant que Benjamin chassait les mouches, lui faisait la conversation. Malabar déclarait n’être pas fâché de ce qui était arrivé. Une fois qu’il aurait récupéré, il se donnait encore trois ans à vivre, et se faisait une fête de couler des jours paisibles dans un coin de l’herbage. Pour la première fois, il aurait des loisirs et pourrait se cultiver l’esprit. Il avait l’intention, disait-il, de passer le reste de sa vie à apprendre les vingt et une autres lettres de l’alphabet.

Cependant, Benjamin et Douce ne pouvaient retrouver Malabar qu’après les heures de travail, et ce fut au milieu de la journée que le fourgon vint le prendre. Les animaux étaient à sarcler des navets sous la garde d’un cochon quand ils furent stupéfaits de voir Benjamin, accouru au galop des dépendances et brayant à tue-tête. Ils ne l’avaient jamais connu dans un état pareil – de fait, ils ne l’avaient même jamais vu prendre le galop. « Vite, vite ! criait-il. Venez tout de suite ! Ils emmènent Malabar ! » Sans attendre les ordres du cochon, les animaux plantèrent là le travail et se hâtèrent de regagner les bâtiments. Et, à n’en pas douter, il y avait dans la cour, tiré par deux chevaux et conduit par un homme à la mine chafouine, un melon rabattu sur le front, un immense fourgon fermé. Sur le côté du fourgon, on pouvait lire des lettres en caractères imposants. Et le box de Malabar était vide.

Les animaux se pressèrent autour du fourgon, criant en chœur : « Au revoir, Malabar ! Au revoir, au revoir !

« Bande d’idiots ! se mit à braire Benjamin. Il piaffait et trépignait de ses petits sabots. Bande d’idiots ! Est-ce que vous ne voyez pas comme c’est écrit sur le côté du fourgon ? »

Les animaux se turent, et même se fut un profond silence. Edmée s’était mise à épeler les lettres, mais Benjamin l’écarta brusquement, et dans le mutisme des autres, lut

« “Alfred Simmonds, Équarrisseur et Fabricant de Matières adhésives, Willingdon. Négociant en Peaux et Engrais animal. Fourniture de chenils.” Y êtes-vous maintenant ? Ils emmènent Malabar pour l’abattre ! »

Un cri d’horreur s’éleva, poussé par tous. Dans l’instant, l’homme fouetta ses chevaux et à bon trot, le fourgon quitta la cour. Les animaux s’élancèrent après lui, criant de toutes leurs forces. Douce s’était faufilée en tête. Le fourgon commença à prendre de la vitesse. Et la jument, s’efforçant de pousser sur ses jambes trop fortes, tout juste avançait au petit galop. « Malabar ! cria-t-elle, Malabar ! Malabar ! Malabar ! » Et à ce moment précis, comme si lui fût parvenu le vacarme du dehors, Malabar, à l’arrière du fourgon, montra le mufle et la raie blanche qui lui descendait jusqu’aux naseaux.

« Malabar ! lui cria Douce d’une voix de catastrophe. Malabar ! Sauve-toi ! Sauve-toi vite ! Ils te mènent à la mort ! »

Tous les animaux reprirent son cri « Sauve-toi, Malabar ! Sauve-toi ! » Mais déjà la voiture les gagnait de vitesse.

Il n’était pas sûr que Malabar eût entendu l’appel de Douce. Bientôt son visage s’effaça de la lucarne, mais ensuite on l’entendit tambouriner et trépigner à l’intérieur du fourgon, de tous ses sabots. Un fracas terrifiant. Il essayait, à grandes ruades, de défoncer le fourgon. Le temps avait été où de quelques coups de sabot il aurait pulvérisé cette voiture. Mais, hélas, sa force l’avait abandonné, et bientôt le fracas de ses sabots tambourinant s’atténua, puis s’éteignit.

Au désespoir, les animaux se prirent à conjurer les deux chevaux qui tiraient le fourgon. Qu’ils s’arrêtent donc ! « Camarades, camarades ! criaient les animaux, ne menez pas votre propre frère à la mort ! » Mais c’étaient des brutes bien trop ignares pour se rendre compte de ce qui était en jeu. Ces chevaux-là se contentèrent de rabattre les oreilles et forcèrent le train.

Les traits de Malabar ne réapparurent plus à la lucarne. Trop tard, quelqu’un eut l’idée de filer devant et de refermer la clôture aux cinq barreaux. Le fourgon la franchissait déjà, et bientôt dévala la route et disparut.

On ne revit jamais Malabar.

Trois jours plus tard il fut annoncé qu’il était mort à l’hôpital de Willingdon, en dépit de tous les soins qu’on puisse donner à un cheval. C’est Brille-Babil qui annonça la nouvelle. Il était là, dit-il, lors des derniers moments.

« Le spectacle le plus émouvant que j’aie jamais vu, déclara-t-il, de la patte s’essuyant une larme. J’étais à son chevet tout à la fin. Et comme il était trop faible pour parler, il m’a confié à l’oreille son unique chagrin, qui était de rendre l’âme avant d’avoir vu le moulin achevé. En avant, camarades ! disait-il dans son dernier souffle. En avant, au nom du Soulèvement ! Vive la Ferme des Animaux ! Vive le camarade Napoléon ! Napoléon ne se trompe jamais ! Telles furent ses dernières paroles, camarades. »

Puis tout à trac Brille-Babil changea d’attitude. Il garda le silence quelques instants, et ces petits yeux méfiants allaient de l’un à l’autre. Enfin il reprit la parole.

« Il avait eu vent, dit-il, d’une rumeur ridicule et perfide qui avait couru lors du transfert de Malabar à l’hôpital. Sur le fourgon qui emportait leur camarade, certains animaux avaient remarqué le mot “équarrisseur”, et bel et bien, en avaient conclu qu’on l’emmenait chez l’abatteur de chevaux ! Vraiment, c’était à ne pas croire qu’il y eût des animaux aussi bêtes. Sans nul doute, s’écria-t-il, indigné, la queue frémissante et sautillant de gauche à droite, sans nul doute les animaux connaissent assez leur chef bien-aimé, le camarade Napoléon, pour ne pas croire à des fables pareilles. L’explication était la plus simple. Le fourgon avait bien appartenu à un équarrisseur, mais celui-ci l’avait vendu à un vétérinaire, et ce vétérinaire n’avait pas encore effacé l’ancienne raison sociale sous une nouvelle couche de peinture. C’est ce qui avait pu induire en erreur. »

Les animaux éprouvèrent un profond soulagement à ces paroles. Et quand Brille-Babil leur eût donné d’autres explications magnifiques sur les derniers moments de Malabar – les soins, admirables dont il avait été entouré, les remèdes hors de prix payés par Napoléon sans qu’il se fût soucié du coût –, alors leurs derniers doutes furent levés, et le chagrin qu’ils éprouvaient de la mort de leur camarade fut adoucie à la pensée qu’au moins il était mort heureux.

Le dimanche suivant, Napoléon en personne apparut à l’assemblée du matin, et il prononça une brève allocution pour célébrer la mémoire du regretté camarade. Il n’avait pas été possible, dit-il, de ramener ses restes afin de les inhumer à la ferme, mais il avait commandé une couronne imposante, qu’on ferait avec les lauriers du jardin et qui serait déposée sur sa tombe. Les cochons comptaient organiser, sous quelques jours, un banquet commémoratif en l’honneur du défunt. Napoléon termina son oraison funèbre en rappelant les deux maximes préférées de Malabar : « Je vais travailler plus dur » et « Le camarade Napoléon ne se trompe jamais » – maximes, ajouta-t-il, que tout animal gagnerait à faire siennes.

Au jour fixé du banquet, une camionnette d’épicier vint de Willingdon livrer à la maison une grande caisse à claire-voie. Cette nuit-là s’éleva un grand tintamarre de chansons, suivi, eut-on dit, d’une querelle violente qui sur les onze heures prit fin dans un fracas de verres brisés. Personne dans la maison d’habitation ne donna signe de vie avant le lendemain midi, et le bruit courut que les cochons s’étaient procuré, on ne savait où, ni comment, l’argent d’une autre caisse de whisky.





Chapitre X

Les années passaient. L’aller et retour des saisons emportait la vie brève des animaux, et le temps vint où les jours d’avant le Soulèvement ne leur dirent plus rien. Seuls la jument Douce, le vieil âne atrabilaire Benjamin, le corbeau apprivoisé Moïse et certains cochons se souvenaient encore.

La chèvre Edmée était morte ; les chiens, Fleur, Constance et Filou, étaient morts. Jones lui-même était mort alcoolique, pensionnaire d’une maison de santé, dans une autre partie du pays. Boule de Neige était tombé dans l’oubli. Malabar, aussi, était tombé dans l’oubli, sauf pour quelques-uns de ceux qui l’avaient connu. Douce était maintenant une vieille jument pansue, aux membres perclus et aux yeux chassieux. Elle avait dépassé de deux ans la limite d’âge des travailleurs, mais en fait jamais un animal n’avait profité de la retraite. Depuis belle lurette on ne parlait plus de réserver un coin de pacage aux animaux sur le retour. Napoléon était un cochon d’âge avancé et pesait cent cinquante kilos, et Brille-Babil si bouffi de graisse que c’est à peine s’il pouvait entrouvrir les yeux. Seul le vieux Benjamin était resté le même, à part le mufle un peu grisonnant, et, depuis la mort de Malabar, un caractère plus que jamais revêche et taciturne.

Désormais les animaux étaient bien plus nombreux, quoique sans s’être multipliés autant qu’on l’avait craint dans les premiers jours. Beaucoup étaient nés pour qui le Soulèvement n’était qu’une tradition sans éclat, du bouche à oreille. D’autres avaient été achetés, qui jamais n’en avaient ouï parler avant leur arrivée sur les lieux. En plus de Douce, il y avait maintenant trois chevaux à la ferme : des animaux bien pris et bien campés, aimant le travail et bons compagnons, mais tout à fait bornés. De l’alphabet, aucun d’eux ne put retenir plus que les deux premières lettres. Ils admettaient tout ce qu’on leur disait du Soulèvement et des principes de l’Animalisme, surtout quand Douce les en entretenait, car ils lui portaient un respect quasi filial, mais il est douteux qu’ils y aient entendu grand-chose.

La ferme était plus prospère maintenant et mieux tenue. Elle s’était agrandie de deux champs achetés à Mr. Pilkington. Le moulin avait été construit à la fin des fins. On se servait d’une batteuse, et d’un monte-charge pour le foin, et il y avait de nouveaux bâtiments. Whymper s’était procuré une charrette anglaise. Le moulin, toutefois, n’avait pas été employé à produire du courant électrique. Il servait à moudre le blé et rapportait de fameux bénéfices. Les animaux s’affairaient à ériger un autre moulin qui, une fois achevé, serait équipé de dynamos, disait-on. Mais de toutes les belles choses dont Boule de Neige avait fait rêver les animaux – la semaine de trois jours, les installations électriques, l’eau courante chaude et froide –, on ne parlait plus. Napoléon avait dénoncé ces idées comme contraires à l’esprit de l’Animalisme. Le bonheur le plus vrai, déclarait-il, réside dans le travail opiniâtre et l’existence frugale.

On eut dit qu’en quelque façon, la ferme s’était enrichie sans rendre les animaux plus riches – hormis, assurément, les cochons et les chiens. C’était peut-être, en partie, parce qu’il y avait tellement de cochons et tellement de chiens. Et on ne pouvait pas dire qu’ils ne travaillaient pas, travaillant à leur manière. Ainsi que Brille-Babil l’expliquait sans relâche, c’est une tâche écrasante que celle d’organisateur et de contrôleur, et une tâche qui, de par sa nature, dépasse l’entendement commun. Brille-Babil faisait état des efforts considérables des cochons, penchés sur des besognes mystérieuses. Il parlait dossiers, rapports, minutes, memoranda. De grandes feuilles de papier étaient couvertes d’une écriture serrée, et dès qu’ainsi couvertes, jetées au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, était d’une importance capitale pour la bonne gestion du domaine. Malgré tout, cochons et chiens ne produisaient pas de nourriture par leur travail, et ils étaient en grand nombre et pourvus de bon appétit.

Quant aux autres, autant qu’ils le pouvaient savoir, leur vie était comme elle avait toujours été. Ils avaient le plus souvent faim, dormaient sur la paille, buvaient l’eau de l’abreuvoir, labouraient les champs. Ils souffraient du froid l’hiver et l’été des mouches. Parfois les plus âgés fouillaient dans le flou des souvenirs, essayant de savoir si, aux premiers jours après le Soulèvement, juste après l’expropriation de Jones, la vie avait été meilleure ou pire qu’à présent. Ils ne se rappelaient plus. Il n’y avait rien à quoi comparer leurs vies actuelles ; rien à quoi ils pussent s’en remettre, que les colonnes de chiffres de Brille-Babil, lesquelles invariablement prouvaient que tout toujours allait de mieux en mieux. Les animaux trouvaient leur problème insoluble. De toute manière, ils avaient peu de temps pour de telles méditations, désormais. Seul, le vieux Benjamin affirmait se rappeler sa longue vie dans le menu détail, et ainsi savoir que les choses n’avaient jamais été, ni ne pourraient jamais être bien meilleures ou bien pires – la faim, les épreuves et les déboires, telle était, à l’en croire, la loi inaltérable de la vie.

Et pourtant les animaux ne renoncèrent jamais à l’espérance. Mieux, ils ne cessèrent, fût-ce un instant, de tenir à honneur, et de regarder comme un privilège, leur appartenance à la Ferme des Animaux : la seule du comté et même de toute l’Angleterre à être exploitée par les animaux. Pas un d’entre eux, même parmi les plus jeunes ou bien ceux venus de fermes distantes de cinq à dix lieues, qui toujours ne s’en émerveillât. Et quand ils entendaient la détonation du fusil et voyaient le drapeau vert flotter au mât, leur cœur battait plus fort, ils étaient saisis d’un orgueil qui ne mourrait pas, et sans cesse la conversation revenait sur les jours héroïques d’autrefois, l’expropriation de Jones, la loi des Sept Commandements, les grandes batailles et l’envahisseur taillé en pièces. À aucun des anciens rêves ils n’avaient renoncé. Ils croyaient encore à la bonne nouvelle annoncée par Sage l’Ancien, la République des Animaux. Alors, pensaient-ils, les verts pâturages d’Angleterre ne seraient plus foulés par les humains. Le jour viendrait : pas tout de suite, pas de leur vivant peut-être. N’importe, le jour venait. Même l’air de Bêtes d’Angleterre était peut-être fredonné ici et là en secret. De toute façon, il était bien connu que chaque animal de la ferme le savait, même si nul ne se fût enhardi à le chanter tout haut. Leur vie pouvait être pénible, et sans doute tous leurs espoirs n’avaient pas été comblés, mais ils se savaient différents de tous les autres animaux. S’ils avaient faim, ce n’était pas de nourrir des humains tyranniques. S’ils travaillaient dur, au moins c’était à leur compte. Plus parmi eux de deux pattes, et aucune créature ne donnait à aucune autre le nom de Maître. Tous les animaux étaient égaux.

Une fois, au début de l’été, Brille-Babil ordonna aux moutons de le suivre. Il les mena à l’autre extrémité de la ferme, jusqu’à un lopin de terre en friche envahi par de jeunes bouleaux. Là, ils passèrent tout le jour à brouter les feuilles, sous la surveillance de Brille-Babil. Au soir venu, celui-ci regagna la maison d’habitation, disant aux moutons de rester sur place pour profiter du temps chaud. Il arriva qu’ils demeurèrent sur place la semaine entière, et tout ce temps les autres animaux, point ne les virent. Brille-Babil passait la plus grande partie du jour dans leur compagnie. Il leur apprenait, disait-il, un chant nouveau, dont le secret devait être gardé.

Les moutons étaient tout juste de retour que, dans la douceur du soir – alors que les animaux regagnaient les dépendances, le travail fini –, retentit dans la cour un hennissement d’épouvante. Les animaux tout surpris firent halte. C’était la voix de Douce. Elle hennit une seconde fois, et tous les animaux se ruèrent dans la cour au grand galop. Alors ils virent ce que Douce avait vu.

Un cochon qui marchait sur ses pattes de derrière.

Et, oui, c’était Brille-Babil. Un peu gauchement, et peu accoutumé à supporter sa forte corpulence dans cette position, mais tout de même en parfait équilibre, Brille-Babil, déambulant à pas comptés, traversait la cour. Un peu plus tard, une longue file de cochons sortit de la maison, et tous avançaient sur leurs pattes de derrière. Certains s’en tiraient mieux que d’autres, et un ou deux, un peu chancelants, se seraient bien trouvés d’une canne, mais tous réussirent à faire le tour de la cour sans encombre. À la fin ce furent les aboiements formidables des chiens et l’ardent cocorico du petit coq noir, et l’on vit s’avancer Napoléon lui-même, tout redressé et majestueux, jetant de droite et de gauche des regards hautains, les chiens gambadant autour de sa personne.

Il tenait un fouet dans sa patte.

Ce fut un silence de mort. Abasourdis et terrifiés, les animaux se serraient les uns contre les autres, suivant des yeux le long cortège des cochons avec lenteur défilant autour de la cour. C’était comme le monde à l’envers. Puis, le premier choc une fois émoussé, au mépris de tout – de leur frayeur des chiens, et des habitudes acquises au long des ans de ne jamais se plaindre ni critiquer, quoi qu’il advienne – ils auraient protesté sans doute, auraient élevé la parole. Mais alors, comme répondant à un signal, tous les moutons, en chœur se prirent à bêler de toute leur force

Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux ! Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux !

Ils bêlèrent ainsi cinq bonnes minutes durant. Et quand ils se turent, aux autres échappa l’occasion de protester, car le cortège des cochons avait regagné la résidence.

Benjamin sentit des naseaux contre son épaule, comme d’un animal en peine qui aurait voulu lui parler. C’était Douce. Ses vieux yeux avaient l’air plus perdus que jamais. Sans un mot, elle, tira Benjamin par la crinière, doucement, et l’entraîna jusqu’au fond de la grange où les Sept Commandements étaient inscrits. Une minute ou, deux, ils fixèrent le mur goudronné aux lettres blanches. Douce finit par dire

« Ma vue baisse. Même au, temps de ma jeunesse je n’aurais pas pu lire comme c’est écrit. Mais on dirait que le mur n’est plus tout à fait le même. Benjamin, les Sept Commandements sont-ils toujours comme autrefois ? »

Benjamin, pour une fois consentant à rompre avec ses principes, lui lut ce qui était écrit sur le mur. Il n’y avait plus maintenant qu’un seul Commandement. Il énonçait :

TOUS LES ANIMAUX

SONT ÉGAUX

MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX

QUE D’AUTRES.

Après quoi le lendemain il ne parut pas étrange de voir les cochons superviser le travail de la ferme, le fouet à la patte. Il ne parut pas étrange d’apprendre qu’ils s’étaient procurés un poste de radio, faisaient installer le téléphone et s’étaient abonnés à des journaux, des hebdomadaires rigolos, et un quotidien populaire. Il ne parut pas étrange de rencontrer Napoléon faire un tour de jardin, la pipe à la bouche, non plus que de voir les cochons endosser les vêtements de Mr. Jones tirés de l’armoire. Napoléon lui-même se montra en veston noir, en culotte pour la chasse aux rats et guêtres de cuir, accompagné de sa truie favorite, dans une robe de soie moirée, celle que Mrs. Jones portait les dimanches.

Un après-midi de la semaine suivante, plusieurs charrettes anglaises se présentèrent à la ferme. Une délégation de fermiers du voisinage avait été invitée à visiter le domaine. On leur fit inspecter toute l’exploitation, et elle les trouva en tout admiratifs, mais le moulin fut ce qu’ils apprécièrent le plus. Les animaux désherbaient un champ de navets. Ils travaillaient avec empressement, osant à peine lever la tête et ne sachant, des cochons et des visiteurs, lesquels redouter le plus.

Ce soir-là on entendit, venus de la maison, des couplets braillés et des explosions de rire. Et, au tumulte de ces voix entremêlées, tout à coup les animaux furent saisis de curiosité. Que pouvait-il bien se passer là-bas, maintenant que pour la première fois hommes et animaux se rencontraient sur un pied d’égalité ? D’un commun accord, ils se glissèrent à pas feutrés vers le jardin.

Ils font halte à la barrière, un peu effrayés de leur propre audace, mais Douce montrait le chemin. Puis sur la pointe des pattes avancent vers la maison, et ceux qui d’entre eux sont assez grands pour ça, hasardent, par la fenêtre de la salle à manger, un coup d’œil à l’intérieur. Et là, autour de la longue table, se tiennent une douzaine de fermiers et une demi-douzaine de cochons entre les plus éminents. Napoléon lui-même préside, il occupe la place d’honneur au haut bout de la table. Les cochons ont l’air assis tout à leur aise. On avait joué aux cartes, mais c’est fini maintenant. À l’évidence, un toast va être porté. On fait circuler un grand pichet de bière et chacun une nouvelle fois remplit sa chope. Personne n’a soupçonné l’ébahissement des animaux qui, de la fenêtre, voient ces choses.

M. Pilkington, de Foxwood, s’était levé, chope en main. Dans un moment, dit-il, il porterait un toast, mais d’abord il croyait de son devoir de dire quelques mots.

« C’était pour lui – ainsi, il en était convaincu, que pour tous les présents – une source de profonde satisfaction de savoir enfin révolue une longue période de méfiance et d’incompréhension. Un temps avait été – non que lui-même ou aucun des convives aient partagé de tels sentiments –, un temps où les honorables propriétaires de la ferme des animaux avaient été regardés, il se garderait de dire d’un œil hostile, mais enfin avec une certaine appréhension, par leurs voisins, les hommes. Des incidents regrettables s’étaient produits, des idées fausses avaient été monnaie courante. On avait eu le sentiment qu’une ferme que s’étaient appropriée des cochons et qu’ils exploitaient était en quelque sorte une anomalie, susceptible de troubler les relations de bon voisinage. Trop de fermiers avaient tenu pour vrai, sans enquête préalable sérieuse, que dans une telle ferme prévaudrait un esprit de dissolution et d’indiscipline. Ils avaient appréhendé des conséquences fâcheuses sur leurs animaux, ou peut-être même sur leurs humains salariés. Mais tous doutes semblables étaient maintenant dissipés. Aujourd’hui lui et ses amis avaient visité la Ferme des Animaux, en avaient inspecté chaque pouce, et qu’avaient-ils trouvé ? Non seulement des méthodes de pointe, mais encore un ordre et une discipline méritant d’être partout donnés en exemple. Il croyait pouvoir avancer à bon droit que les animaux inférieurs de la Ferme des Animaux travaillaient plus dur et recevaient moins de nourriture que tous autres animaux du comté. En vérité, lui et ses amis venaient de faire bien des constatations dont ils entendaient tirer profit sans délai dans leurs propres exploitations.

« Il terminerait sa modeste allocution, dit-il, en soulignant une fois encore les sentiments d’amitié réciproque qui existent, et continueront d’exister, entre la Ferme des Animaux et les fermes voisines. Entre cochons et hommes il n’y a, pas, et il n’y a pas de raison qu’il y ait, un conflit d’intérêt quelconque. Les luttes et les vicissitudes sont identiques. Le problème de la main-d’œuvre n’est-il pas partout le même ? »

A ce point, il n’échappa à personne que Mr. Pilkington était sur le point d’adresser à la compagnie quelque pointe d’esprit, méditée de longue main. Mais, pendant quelques instants, il eut trop envie de rire pour l’énoncer. S’étranglant presque, et montrant un triple menton violacé, il finit par dire : « Si vous avez affaire aux animaux inférieurs, nous c’est aux classes inférieures. » Ce bon mot mit la tablée en grande joie. Et de nouveau Mr. Pilkington congratula les cochons sur les basses rations, la longue durée du travail et le refus de dorloter les animaux de la Ferme.

Et maintenant, dit-il en conclusion, qu’il lui soit permis d’inviter la compagnie à se lever, et que chacun remplisse sa chope. « Messieurs, conclut Pilkington, Messieurs, je porte un toast à la prospérité de la Ferme des Animaux. »

On acclama, on trépigna, ce fut le débordement d’enthousiasme. Napoléon, comblé, fit le tour de la table pour, avant de vider sa chope, trinquer avec Mr. Pilkington. Les vivats apaisés, il demeura debout, signifiant qu’il avait aussi quelques mots à dire.

Comme tous ses discours, celui-ci fut bref mais bien en situation. « Lui aussi, dit-il, se réjouissait que la période d’incompréhension fût à son terme. Longtemps des rumeurs avaient couru – lancées, il avait lieu de le croire, par un ennemi venimeux –, selon lesquelles ses idées et celles de ses collègues avaient quelque chose de subversif, pour ne pas dire de révolutionnaire. On leur avait imputé l’intention de fomenter la rébellion parmi les animaux des fermes avoisinantes. Rien de plus éloigné de la vérité ! Leur unique désir, maintenant comme dans le passé, était de vivre en paix avec leurs voisins et d’entretenir avec eux des relations d’affaires normales. Cette ferme, qu’il avait l’honneur de gérer, ajouta-t-il, était une entreprise coopérative. Les titres de propriété, qu’il avait en sa propre possession, appartenaient à la communauté des cochons.

« Il ne croyait pas, dit-il, que rien subsistât de la suspicion d’autrefois, mais certaines modifications avaient été récemment introduites dans les anciennes habitudes de la ferme qui auraient pour effet de promouvoir une confiance encore accrue. Jusqu’ici les animaux avaient eu pour coutume, assez sotte, de s’adresser l’un à l’autre en s’appelant « camarade ». Voilà qui allait être aboli. Une autre coutume singulière, d’origine inconnue, consistait à défiler chaque dimanche matin devant le crâne d’un vieux verrat, cloué à un poteau du jardin. Cet usage serait aboli également, et déjà le crâne avait été enterré. Enfin ses hôtes avaient peut-être remarqué le drapeau vert en haut du mât. Si c’était le cas, alors ils avaient remarqué aussi que le sabot et la corne, dont il était frappé naguère, n’y figuraient plus. Le drapeau, dépouillé de cet emblème, serait vert uni désormais.

« Il n’adresserait qu’une seule critique à l’excellent discours de bon voisinage de Mr. Pilkington, qui s’était référé tout au long à la “Ferme des Animaux”. Il ne pouvait évidemment pas savoir – puisque lui, Napoléon, en faisait la révélation en ce moment – que cette, raison sociale avait été récusée La ferme serait connue à l’avenir sous le nom de “Ferme du Manoir” – son véritable nom d’origine, sauf erreur de sa part.

« Messieurs, conclut Napoléon, je vais porter le même toast. que tout à l’heure, mais autrement formulé. Que chacun remplisse sa chope à ras bord. Messieurs, je bois à la prospérité de la Ferme du Manoir ! »

Ce furent encore des acclamations chaleureuses, et les chopes furent vidées avec entrain Mais alors que les animaux observaient la scène du dehors, il leur parut que quelque chose de bizarre était en train de se passer. Pour quelle raison les traits des cochons n’étaient-ils plus tout à fait les mêmes ? Les yeux fatigués de Douce glissaient d’un visage à l’autre. Certains avaient un quintuple menton, d’autres avaient le menton quadruple et d’autres triple. Mais qu’est-ce que c’était qui avait l’air de se dissoudre, de s’effondrer, de se métamorphoser ? Les applaudissement, s’étaient tus. Les convives reprirent la partie de cartes interrompue, et les animaux silencieux filèrent en catimini.

Ils n’avaient pas fait vingt mètres qu’ils furent cloués sur place. Des vociférations partaient de la maison. Ils se hâtèrent de revenir mettre le nez à la fenêtre. Et, de fait, une querelle violente était en cours. Ce n’étaient que cris, coups assénés sur la table, regards aigus et soupçonneux, dénégations furibondes. La cause du charivari semblait due au fait que Napoléon et Mr. Pilkington avaient abattu un as de pique en même temps.

Douze voix coléreuses criaient et elles étaient toutes les mêmes. Il n’y avait plus maintenant à se faire de questions sur les traits altérés des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre.

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